[BG] Yaël Dyass

Le jeune Nargolith était assis sur le sol, devant sa maison, finissant de lacer ses bottes. C'était la nuit et, normalement, il n'aurait dû rien voir. C'était sans compter sur la particularité du regard de leur race, qui leur permettait de mieux voir dans la pénombre. Oncle Vildrim avait accepté de le laisser sortir, cette nuit, lui qui avait bien étudié cette semaine. Vu son caractère aventurier, c'était quelque chose de rare, que de réussir à rester en place pendant une semaine. Yaël fit une boucle avec ses lacets de cuir noir, les repliant à l'intérieur de ses bottes par la suite, et se leva du sol. Il épousseta son pantalon noir, ainsi que son chandail, rajusta son manteau et mit son chapeau. Ce dernier était de la même couleur que le reste de ses vêtements et n'avait aucune autre utilité que celle de camoufler sa chevelure blanche, trop voyante, au même titre que sa peau blafarde.

Il maudissait sa mère de lui avoir légué sa peau d'albâtre, au lieu de l'épiderme gris cendre de son géniteur.

Une fois cette vérification de son habillement faite, il s'éloigna de sa demeure, cette demeure où il vivait depuis plus de soixante-dix ans. Dans quelques dizaines d'années aurait lieu la fin, le passage, le moment où son oncle le laisserait enfin partir s'il réussissait à se montrer digne de son apprentissage. Sinon, il n'osait imaginer ce qui se passerait. L'infime claquement de ses bottes sur le dallage de la cité résonnait entre ses deux oreilles, mais il savait qu'en vérité, cela ne s'entendait presque pas. Avec le temps, il avait appris à marcher plus discrètement, à s'avancer à pas de loup, à pas de chat, à ne pas se faire entendre et à surgir de l'ombre par surprise. Loin de lui était le temps où, enfant, il se cachait sur le toit de sa maison pour échapper aux tâches que sa mère lui imposait et ne savait pas comment redescendre autrement qu'en détruisant presque la gouttière dans un fracas de tonnerre. Yaël avait encore honte de lui, honte de ses agissements, et surtout honte pour ses parents qui avaient supporté les regards la tête haute.

Il les comprenait de l'avoir placé chez son oncle Vildrim, dès ses vingt ans, pour son apprentissage.

Certes, il aurait préféré rester avec eux. Surtout avec son père qui lui avait légué, en plus de ses yeux d'or, son goût pour l'inconnu et sa curiosité. Il aurait espéré aller avec lui loin de Sombrum, vivre de nouvelles choses, ne plus être cet enfant trop souvent corrigé pour son indiscipline flagrante et son manque de finesse dans ses paroles. Sa mère, Maëlenn, avait plutôt opté pour le mettre chez son jeune frère, Vildrim Yrdame, sachant qu'il avait toujours été un Nargolith érudit, calme, mais capable d'une forte poigne. Celui-ci avait accepté, de bonne grâce, et s'occupait depuis ce temps de faire de lui quelque chose d'autre qu'un sauvageon impoli. Ce qu'il était en arrivant chez lui.

Yaël arriva à la sortie de la ville, mais avant de poser ne serait-ce qu'une pied hors des limites de Sombrum, il se retourna pour vérifier que personne le suivait et s'assurer, une dernière fois, qu'il était équipé pour ne pas se faire tuer. Il avait empoché la dague de son oncle, cachée dans sa botte, à portée de main. Quant au petit poignard qu'il possédait, il était à sa taille, camouflé dans les replis de ses vêtements. Il lui avait été donné par son paternel quand il lui avait annoncé qu'il comptait suivre ses traces et s'engager également dans la voie de la nature pour devenir rôdeur.

Garrim Dyass l'avait longuement entretenu au sujet de ce métier, de ses implications et, surtout, du regard que les autres porteraient sur lui. Ah, les regards, les racontars, tout ce qui pouvait pourrir une vie. Lui, il s'en foutait un peu, du regard des autres. Vraiment ? En fait, non. Il avait sa fierté, comme tout le monde, et avait parfois de la difficulté à assumer les yeux réprobateurs des autres.
Il avait en plus dû trouver une bonne raison de s'engager dans cette voie peu prisée de sa race et des habitants de sa ville, histoire de ne pas se faire prendre pour un paria. De son avis, être nomade était sans doute ce qui le repprochait le plus des Nargoliths, eux qui l'avaient longuement été durant leur exil loin des Daelwenas. Il se sentait appelé par la nature et par ses mystères, par l'idée improbable d'une jour la maîtriser. Le défi de découvrir. Il ne voulait pas être soumis à la nature, il voulait la soumette. Yaël n'était pas fait pour un métier où il ne pourrait se dépenser, se surpasser, se surprendre lui-même. Alors, rôdeur, pourquoi pas ? Et si cela ne lui réussissait pas, il tenterait quelque chose qui mettrait à profit sa discrétion.

En fait, Yaël était quelqu'un doté d'une grande ténacité et d'un grand désir de réussir.
Simplement, il cherchait encore sa chance.

Après un dernier regard aux alentours, le Nargolith fit craquer ses jointures, ainsi que son cou, et quitta la cité des Ombres.

Il y serait de retour à l'aube, les yeux pleins d'étoiles et la tête légère.

BG DE YAËL DYASS, OU L'HISTOIRE LONGUE D'UNE VIE

Eolenn courut à la porte pour ouvrir, les trois coups frappés en ayant presque défoncé le bois sombre. Devant elle se trouvait un grand Nargolith aux cheveux gris cendre, un chapeau étrange garni d'une plume sur la tête. Un mince sourire méprisant étira les lèvres de la jeune femme, qui laissa entrer l'homme sans dire un mot. Cela faisait plus de trois mois que cet homme venait à la maison tous les soirs pour voir sa soeur Maëlenn et que celle-ci refusait de descendre de sa chambre. Trois mois que l'homme restait assis à la table sans mot dire, les mains jointes, attendant. Il attendait une heure et partait ensuite pour mieux revenir le lendemain. Le voilà qui, justement, enlevait son chapeau ridicule pour le poser sur la table, avant de s'asseoir à une chaise qui lui était presque désignée. Dans un coin de la pièce, leur frère Vildrim lisait, essayant d'ignorer la présence de l'inconnu. Il n'avait jamais eu le coeur de le jeter hors de la maison. Enfin, les premiers jours, leur père l'avait mis dehors. Maintenant, il le laissait entrer sans rien dire, reconnaissant probablement la ténacité de l'homme.
Et celle de sa fille, probablement.
La Nargolithe alla à l'étage et toqua à la porte de sa soeur. Pas de réponse, elle entra donc. Maëlenn était assise sur son lit, face à la fenêtre, fixant l'astre d'Odéon qui se couchait lentement, laissant la place à la suprématie de la nuit. Sa chevelure d'un blanc éclatant était attachée en un chignon serré, dégageant son visage à la peau pâle.

« Il est de retour, annonça Eolenn avec une teinte moqueuse dans la voix.
- Et alors ?, répondit sa soeur en haussant les épaules.
- Ne serait-il pas temps pour toi de descendre le voir, lui et son chapeau à plume ? Une nuit, il se lassera de ce petit jeu, si tu considères que c'est un jeu, et il ira voir ailleurs.
- Una. Il reviendra. Il revient toujours. »

La voix de Maëlenn avait été un peu lointaine, au moment de prononcer ces derniers mots. Sa soeur haussa les épaules à son tour et sortit de sa chambre, la laissant seule. Elle redescendit au premier, étage où le Nargolith était toujours assis en silence.

« Maëlenn, viens ici s'il-te-plaît ! »

La jeune fille consentit à quitter son observation de la nuit qui s'installait lentement pour descendre au premier, où son frère Vildrim l'avait appelé. En bas, pas de traces de l'étranger. Pourtant, elle l'avait vu arriver. Ses prunelles sombres, d'un marron aux chaudes teintes automnales qui constrastait vivement avec la pâleur aérienne de son corps, se posèrent sur un bouquet posé sur la table de la cuisiné. Un bouquet ? Que dis-je, une inondation de fleurs, un déluge. Des lys. Des lys blancs fraîchement coupés qui embaumaient l'air de la pièce. Son père et son frère contemplaient le tout, alors que sa soeur éclatait de rire, de son rire méchant habituel.

« Voyons, Maëlenn, pourquoi continuer d'ignorer ce charmant garçon ? Couper une telle quantité de fleurs pour une fille qui ne lui a jamais adressé la parole, ça tient du ridicule et de l'insensé ! »

Elle ne l'écouta pas et s'approcha de la table pour prendre une des fleurs entre ses doigts, faisant rouler la tige doucement. La porta à ses narines pour en humer le délicat parfum, avant de la lancer sur le sol sans mot dire. Puis, elle remonta à sa chambre.

Trois coups et Eolenn alla ouvrir. Le Nargolith entra sans la saluer, comme toujours, et alla s'asseoir à la table de la cuisine. Cela faisait maintenant quatre mois qu'il faisait cela tous les soirs, à l'exception de la soirée des lys, la veille. Elle n'avait pas voulu savoir ce que cela représentait, elle n'étant point intéressée par la signification des fleurs. Elle ne se dirigeait pas dans quelque chose d'aussi futile et éphémère que la compréhension des végétaux. C'aurait été sous-estimer son intelligence. La dame alla s'asseoir plus loin, contemplant l'homme. Un bel homme, un grand homme qui respirait l'aventure avec ses vêtements propres, mais usés, qui transpirait l'inconnu avec son chapeau étrange et son silence. Elle avait demandé à son père, mais même lui ne connaissait pas cet homme. Sans doute avait-il été élevé dans une autre ville que leur belle Sombrum, mais cette explication ne pouvait dire comment, ni pourquoi, il s'était intéressé à sa soeur.
Soudainement, un bruit se fit entendre. Un bruit de pas qui fit se relever la tête de l'homme, qui retira son chapeau pour le poser sur la table. De l'escalier arriva Maëlenn, belle et muette. Son corps mince se posa sur la chaise à côté de celle du Nargolith, laissant à sa soeur le temps de reprendre ses esprits. Elle avança la chaise et fixa le vide, avant de finalement tourner ses yeux d'automne vers l'homme. Lui avait les prunelles dorées, constrastant avec sa peau d'un gris presqu'aussi foncé que celui de ses cheveux. Il brisa finalement le silence, pour la première fois en quatre mois, d'une voix basse et rauque :

« Mon nom est Garrim Dyass. Et j'aimerais vous épouser. »

« Yaël, descends tout de suite de ce toit ! »

Garrim était en bas, poings sur les hanches, son chapeau brun relevé sur son visage sombre. Il avait très bien vu les cheveux blancs de son garçon, sur ce toit. Et il savait que ce chenapan n'allait pas descendre de sa cachette avant qu'il soit parti. Qu'avait-il donc fait à Narshoul pour avoir donné vie à un gamin aussi... indiscipliné ? Peu attentif ? Aventureur ? Impossible à tenir ?
Qu'avait-il donc fait pour avoir un enfant qui lui ressemblait tant ?
Le Nargolith croisa ses bras et regarda autour de lui, histoire de voir si ses voisins le regardaient. Oh, probablement, on ne pouvait être tranquille, dans cette ville. Il avait l'habitude des villages où la vie privée n'existait pas et où les apparences primaient, mais sans doute ne se ferait-il jamais à Sombrum. Le royaume des apparences, l'apogée du qu'en dira-t-on, le paroxysme du paraître. Et il ne pouvait imaginer tout ce que les autres habitants de cette ville pouvaient bien penser de lui. Il en avait un bref aperçu juste en apercevant les regards qu'on lui jetait, des regards par en-dessous qui disaient plus de mal que de bien, mais il n'avait jamais osé demander. Quant à Maëlenn, elle restait muette sur tout cela. Elle essayait simplement de discipliner un peu leur fils pour que leur réputation ne soit pas plus mauvaise que ce qu'elle était déjà.
Qu'une jeune fille de bonne famille se perde en épousailles avec un étranger de Citria qui ne parlait pas la langue courante de Sombrum avait apparemment fait mauvaise impression.

Son fils se fit voir, tout à coup, du haut du toit, puis sauta en bas. Heureusement que ce n'était pas haut, car autrement, il se serait probablement brisé quelque chose. Là, sa stature mince et déliée avait jouée en sa faveur. Le jeune Yaël arriva en courant vers son père, tout sourire, mais s'arrêta net en croisant son regard sévère. Il savait, le petit sacripant, qu'il n'avait pas joué judicieusement sur ce coup-là. Ses yeux, dorés comme les siens au milieu d'un visage aussi blanc que celui de sa mère, se baissèrent sur ses souliers sales, brunis à force de courailler pour se sauver des tâches. Garrim espérait que sa nature fuyarde allait se tarir en vieillissant. Personne ne veut d'un enfant couard, même quand le tout s'articule autour des obligations ménagères. Le rôdeur, puisque tel était son titre, s'avança vers son fiston et le prit par l'épaule pour le ramener dans la maison.

Le Nargolith était encore sur le toit, mais cette fois, c'était totalement la nuit. Il regardait l'astre éclatant sans bouger, couché dans le noir. Il avait passé la journée à aider son père dans la maison et avait refusé de se laver par la suite, préférant garder sur lui les traces de suie du foyer.
Il aurait préféré avoir la peau de cendre de son père, plutôt que l'allure fragile de sa mère.
Yaël se retourna sur le ventre pour regarder au loin, pour essayer de deviner les paysages qu'il ne distinguait que vaguement dans la brume du soir. Les voyages que son paternel lui avaient racontés étaient teintés de forêts étranges, de races dont il n'avait pas idée et de monstres horribles. Il lui avait montré la longue cicatrice qui commençait sous son oreille et se terminait à son nombril, le tout sans jamais lui dire d'où elle venait. Il lui avait parlé de créatures qui leur ressemblaient, mais qui avaient la peau verte, de d'autres qui changeaient de couleur avec les saisons, d'un frère qui aurait été son oncle, de chemins tortueux dans des marécages. L'enfant avait la tête qui tournait de ces confessions d'homme-à-homme, les yeux rêveurs de des récits fabuleux. Oh, comme il aurait voulu aller loin, lui aussi ! Il savait pourtant que sa mère veillait sur lui très sûrement et que la plupart de ses actes étaient sévèrement réprimandés, lui étant apparemment très peu « discipliné », comme elle disait toujours.
Il voyait bien que ses camarades étaient plus tranquilles que lui, mais il croyait que c'étaient eux, les anormaux.
Ses mouvements firent lever des nuages de suie de sur ses vêtements, déjà noirs, mais il ne remarqua rien. Dans une telle pénombre, c'était compréhensible. Il se préparait à descendre pour aller dormir, avant que son père décide de venir le chercher lui-même. Il n'avait tout de même que treize ans, il n'était même pas encore assez vieux pour commencer sa véritable éducation, alors, se permettre d'être indépendant...

« Yaël, viens ici !
- J'arrive, mère ! »

Il descendit rapidement du toit et entra dans la maison, essuyant ses souliers sur le paillasson devant la porte au préalable. Dès qu'il pénétra dans la pièce, il vit son père, sac sur le dos, et sa mère, debout. D'instinct, Yaël devina ce qui se passait. Son père avait une mission à accomplir, un travail, il ne savait trop. Dans tous les cas, cela signifiait qu'il allait devoir partir et cela peut-être pour longtemps et qu'il allait donc être l'homme de la maison.
Il ne voulait pas, lui, être un homme tout de suite.
Garrim s'avança vers lui et le regarda dans les yeux.

« Tu seras sage, Yaël. »

Oh ima, je serai sage, pensa-t-il. Même si je sais que cela veut dire ne plus aller sur les toits pour regarder la nuit et ne pas aider mère, ne plus aller courir aux alentours de Sombrum pour faire le fin, écouter les ordres de mère et ne pas répliquer aux corrections données pour forger mon caractère et apprendre à devenir un homme responsable. Un homme honorable.
Même si cela voulait dire essayer de devenir un autre malgré tout.
Yaël hocha la tête affirmativement, camouflant sa déception à l'idée de voir son père partir. Garrim posa sa main sur sa tête, sagement, embrassa Maëlenn brièvement et quitta la maison sans se retourner. Les deux Dyass fixèrent la porte de bois noir sans bouger. Puis, le gamin posa la même question qu'à l'habitude à sa mère :

« Il va revenir, père ?
- Ima. Il reviendra. Il revient toujours. »