Je n'ai jamais aimé les anniversaires. Ils avaient la fichue tendance de me faire vieillir et je n'aimais pas l'idée de vieillir. Si ça n'avait tenu qu'à moi, je serais restée éternellement au bel age de 21 ans. Ou 19 peut-être ?
Dantes adorait fêter toutes sortes de choses. Mon anniversaire bien sûr, celui des enfants, de notre rencontre, de mon retour à la vie, de ma nomination, de ceci, de cela.
Je détestais les surprises et plus encore lorsque ça me concernait. Je m'efforçais le plus souvent de lui faire ce plaisir. J'acceptais de bonne grâce d'ouvrir ses cadeaux, sachant que je lui en faisais très peu, pour ne pas dire jamais. Ma répugnance face à ses efforts ne semblait jamais l'atteindre. Heureux homme.
Nous avions encore passé du temps à nous disputer. Lui me reprochant d'être continuellement occupée, moi tentant vainement et inutilement de me justifier. J'avais envie d'exploser, de le giffler, de m'enfuir loin de lui et de son amour étouffant.
Etouffant mais rassurant. Je savais que je pouvais compter sur lui. Il avait fuit durant près de deux ans, cherchant à échapper au dévorant amour qu'il me portait, me laissant deux années de liberté que j'avais employé de mon mieux, je dois l'avouer.
Puis il était revenu. Parce que contrairement à moi, il ne pouvait pas vivre sans moi. Cruelle Nellya.
Je me souvenais avec précision du jour où il avait scellé notre destin. Ce funeste jour où Elle était morte et où il m'avait sauvé la vie. J'avais une dette incommensurable.
Je sentais encore parfois la brûlure de la pierre me tombant sur le crâne, l'ouvrant pour libérer un flot de sang noir qui me coula instantanément sur les joues. Puis la pluie de petites roches avant que nous nous retrouviions ensevelis. Il m'avait tiré contre lui, hurlant mon nom et protégeant ma petite personne de son immense carcasse.
Une autre pierre m'avait frappée plus violemment, me laissant sombrer dans le néant. J'étais morte.
Il avait emporté mon cadavre loin du champ de bataille, petite poupée désarticulée, dont le souffle était trop tenu pour être capté et il avait veillé durant de longs jours sur ma dépouille, priant je ne sais quel Cilias de me rendre à la vie.
Lorsque j'avais rouvert les yeux et bougé un doigt, il avait pleuré de joie.
Mon destin était scellé dès ce moment-là. Inutile de vouloir résister, il m'aimait trop pour se laisser repousser. Le temps avait fait son oeuvre et j'avais beaucoup de tendresse pour lui. Je n'aurais jamais de passion dévorante à son endroit, mais il semblait supporter tout cela avec beaucoup de patience.
Anniversaire...
J'ai toujours eu en horreur les dates d'anniversaire. Je n'ai pas la mémoire des dates. Mais le fait est que d'en avoir parlé avec lui, me força à réfléchir à d'autres dates. Les morts s'empilaient autour de moi, ainsi que les disparus.
Un soupire m'échappa tandis que je songeais aux tombes qu'il me faudrait aller fleurir bientôt. Quand étaient-ils morts tous ? Plusieurs en hiver... mais Lui ? La mort de Lodlo était encore un douloureux souvenir. Cela faisait bientôt trois ans que mon meilleur ami s'était laissé mourir. Je ne me souvenais plus de la date exacte.
J'avais soudain l'impression d'étouffer. Pouvait-on oublier ??? Non... non, je me souvenais du visage de mes camarades de citria, de leur rires. En fermant les yeux, je pouvais même sentir le parfum qui les entouraient. Où étiez-vous mes chéries ? Je voyais l'une d'elle esquisser un pas de danse, une autre me sourire avant de se lancer dans un tendre sermon et la dernière... son souvenir me fit trembler.
Alors pourquoi oubliais-je Lodlo ? Je repoussais mes ouvrages brusquement pour me jeter hors des Perles et foncer vers le port. Miguel eut un regard surpris mais s'occupa de larguer les amarres sans poser de question.
Avec autant de vitesse que possible, je me jetais sur la plage où nous avions passé tant de temps, à refaire le monde, à parler de l'avenir de Sombrum. Loin des oreilles indiscrètes.
Je tentais de me souvenir de cette chanson qu'il me chantait... en vain.
L'amitié avec les Nargoliths n'avait-il pas la même force qu'avec les Hastanes ?
Je rentrais tout aussi vite, déboussolant mon matelot qui rangea les cordages en bougonnant. Puis je me jetais dans la chambre de Tybalt. Mes hurlements finirent par faire sortir tout le monde de leurs chambres.
Lorsqu'ils me rejoignirent, la chambre était dévastée. J'avais brisé les vases, déchirer les oreillers et les draps, renverser la commode et je reprenais mon souffle, vaguement calmée.
- Madame ?
- Maman ?
Trois petites voix aigüe et un gazouillis de bébé achevèrent de me calmer. Je me tournais vers mes enfants. Quatre bébés nargoliths qui ne portaient pourtant pas mon nom. Syrul était le plus agé et le plus grand. Il s'approcha de moi, l'air grave et me serra contre lui. Les jumeaux m'entourèrent à leur tour puis Alöme s'approcha, petit château branlant qui tenait à peine sur ses jambes.
- Ah mes chéris... maman est folle, ça n'est rien...
Je les serrais contre moi et les couvrais de bisous. Le regard désapprobateur de la gouvernante ne m'échappa guère, m'encourageant même, en digne rebelle, à doubler la distribution de baisers.
- Que diriez-vous d'une promenade en mer ? Nous pourrions aller ramasser des coquillages sur la plage ? On ferait un collier pour Dantes. Il adore les colliers de coquillage.
Je me relevais tandis que les enfants hurlaient de joie, rejoint en cela par les deux adolescents Hastanes qui étaient, eux, de mon sang. La gouvernante commença à ramasser les débris qui gisaient dans la chambre de son "maître" mais je l'arrêtais d'un ordre sec.
- Laissez ça ! S'il revient, il comprendra peut-être à quel point je suis furieuse. Il ne peut pas espérer que l'amitié survive à deux trahisons. Je ne mérite pas un tel silence.
- Madame ne sait pas comment sont les Nargoliths.
- Je me contrefous de sa race. L'amitié ne s'embarrasse pas de ce genre de détails. Et je vous suggère d'éviter de trop me chercher. Je ne doute pas de pouvoir vous remplacer très rapidement. Je gage que beaucoup de "gouvernante" voudrait travailler chez la Tes'Aunil !
Son regard trahit son inquiétude. J'entendis la voix de Dantes me disputer dans ma tête. Je changeais. Je commençais à prendre conscience de mon pouvoir, même si je m'efforçais de rester la personne simple et travailleuse que j'avais toujours été.
Tandis que j'enfilais des bottes, je songeais que mon compagnon méritait vraiment que je lui accorde une soirée complète à supporter toutes ses surprises et ses attentions. Au moins, je pouvais compter sur lui.
Où étais-tu Tybalt ?
Rentres-vite Dantes !